En 2011, le journal britannique «The Gardian» sous la plume de Fran Abrams et James Asill publiait une enquête sur le parcours accompli par un simple jean délavé entre sa production et sa mise en vente. L’enquête est édifiante sur l’aberration de cette mondialisation productrice de gaz à effets de serre. Et pourtant depuis, rien n’a vraiment changé .
Extraits : «Un centre commercial comme un autre. C’est celui d’Ipswich, dans l’est de l’Angleterre, un bâtiment de verre et d’acier, équipé de doubles portes et d’escaliers mécaniques. Dans un coin, on y trouve le magasin Cromwell’s Madhouse. Une boutique ouverte, un capharnaüm où s’entassent jeans, sweats, pantalons sport. Mais surtout des jeans. Et le voilà, trônant au milieu de la pièce sur une estrade, sous une pancarte vantant des «Grandes marques à 19,95 livres». Juste un jean, se nichant parmi des dizaines d’autres identiques. Un blue-jean délavé, coupe droite à cinq poches, braguette avec fermeture éclair. Un Lee Cooper, modèle LC10. Du 100 % coton. Mais aucune mention de l’origine, ce qui est sans doute tout aussi bien, car que mettre si on la connaissait vraiment? “Fabriqué en Tunisie, en Italie, en Allemagne, en France, en Irlande du Nord, au Pakistan, en Turquie, au Japon, en Corée du Sud, en Namibie, au Bénin, en Australie et en Hongrie”? Car Cromwell’s Madhouse est le terminus d’un voyage dont les étapes, mises bout à bout, feraient une fois et demie le tour du monde.
Très approximativement et au très bas mot, environ 65 000 kilomètres parcourus par les composants et les matières premières, de long en large et en travers du globe, dans une sorte de danse folle et endiablée. Ces jeans sont arrivés ici il y a quelques jours dans une camionnette depuis l’entrepôt de Lee Cooper au nord de Londres. C’est là qu’on leur a attaché l’étiquette de Cromwell’s avant de les empaqueter et de les expédier au magasin, à temps pour la cohue du week-end. Mais, avant, il avait traversé la Manche par le tunnel, dans un camion parti d’un entrepôt similaire à Amiens et, avant cela encore, il avait quitté la Tunisie par train et par bateau. De Ras Jebel plus précisément, à une bonne heure de route au nord de Tunis, à travers les plaines agricoles au bord de la Méditerranée, où les artichauts poussent dans les champs fertiles et les cyprès longilignes s’agitent sous une brise printanière étonnamment fraîche.
Commentaire THW: En faisant un rapide calcul, acquérir un blue jean qui n’aura pas fait le voyage à l’autre bout de la planète pour aller se faire délaver et user artificiellement économisera de bons kilos de carbone. 10% en moins du bilan carbone du pantalon? On n’en est pas loin. C’est le moment des soldes: faisons un (bon) geste, laissons le dans le bac!
On aperçoit les lettres rouges annonçant Perspex Lee Cooper à l’approche des environs de Ras Jebel. A juste titre, car Ras Jebel, c’est “Lee Cooperville”. Une petite ville de 3 000 âmes, banale, tranquille et poussiéreuse, qui ne compte pas moins de trois usines fabriquant des vêtements Lee Cooper. Une présence qui a attiré d’autres confectionneurs et entraîné l’introduction de cours de couture et textile à l’école locale. Elle a donné à la ville une tout autre dimension, assure Chedly Chtourou, le patron de Lee Cooper en Tunisie. Lorsque s’est ouvert le premier atelier il y a vingt-cinq ans, se souvient-il, les femmes du coin se couvraient de la tête aux pieds d’un voile noir. Désormais, elles disposent de leurs propres revenus, certaines portent même des jeans. Mon pantalon provient de cette usine, où toute la production est destinée à l’exportation, au point qu’un poste de douane a été installé sur place. Ici, 500 femmes travaillent à un rythme effréné, les yeux baissés, tous les muscles du corps tendus. Chacune a sa spécialité : fermetures Eclair, poches, coutures latérales, ourlets. Et chacune fonctionne comme un automate, tirant un vêtement d’un chariot placé à ses côtés, le jetant sur la machine à coudre, cousant l’ourlet à toute vitesse, arrachant l’article de la machine, le replaçant vivement. Elles répètent les mêmes gestes toute la journée. Leurs primes en dépendent.
Une ouvrière qualifiée touche 220 dinars net par mois (67 euros).
Huit rangées, composées chacune d’une soixantaine de personnes, chacune produisant 2 000 vêtements par jour. En moyenne plus de trois tâches par ouvrière et par minute. De 7 h 15 à midi, une heure de déjeuner, reprise à 13 heures jusqu’à 17 h 45, au maximum deux pauses de quinze minutes pour aller aux toilettes. Entre les rangées, les allées sont encombrées de chariots disparaissant sous la toile rigide et sombre qui teinte de bleu les mains des ouvrières. Nul endroit pour se dégourdir les jambes, mais, de toute façon, personne n’a le temps de se lever et de marcher un peu. Fort heureusement, aucun incendie grave ne s’est encore produit.
Chedly Chtourou, un homme aimable, aux manières agréables, que tout le monde semble appeler Chedly, jette un œil sur mon jean et le numéro de lot inscrit sur l’étiquette à l’intérieur : W002920. Il provient donc du lot du 16 mars 2001, rangée n° 2. C’est là que je rencontre Ejallah Dousab. Elle s’occupe du “point anglais”, la partie la plus difficile. A 21 ans, elle a déjà quatre ans d’ancienneté. Et cela lui plaît ? Elle rit timidement sous le regard de Chedly et répond : “Oui, bien sûr.” Mais peut-être qu’un jour, inch Allah, elle se mariera et s’en ira. Mais les choses évoluent, et certaines travaillent jusqu’à l’arrivée du premier enfant, et même au-delà.
Fasedj Sihem fait partie de ces femmes qui sont restées malgré la maternité. C’est elle qui a monté les poches sur mon jean. Agée d’une trentaine d’années, directe et volubile, elle est mariée à un policier et mère d’un garçon de 15 mois. Elle a occupé de nombreux emplois durant ses quatorze années passées à l’usine, mais les poches sont un domaine nouveau pour elle, et elle ne travaille pas assez vite pour toucher une prime. Bien que le prix à la sortie d’usine de ce jean s’élève à 7, 5 euros à peine et que les frais de transport vers la France à 15 centimes d’Euro, Fasedj n’est pas du tout surprise qu’il se vende normalement 29,95 livres [35 euros] chez Cromwell’s Madhouse. Son frère vit en France et, là-bas, il coûte entre 45 et 76 euros.
Mais cet atelier, cette petite communauté d’ouvrières, ne signe pas le début de notre pantalon. En un sens, il en marque plutôt la fin : la destination. L’endroit où des dizaines de composants, de matières, de biens, de produits chimiques et de pignons se combinent en vue d’une transformation. Il y a, par exemple, cette toile rigide, d’un bleu sombre, le denim Kansas. Il arrive à Ras Jebel par les voies terrestre et maritime, en provenance de l’usine Italdenim de Milan, à près de 1 000 kilomètres de là, où il a été filé, tissé et teint avec de l’indigo synthétique manufacturé à environ 500 kilomètres plus au nord, à Francfort, en Allemagne. A Ras Jebel, on le coupe, le coud et le transforme de nouveau, cette fois en un tissu doux et agréable à porter, dans de gigantesques machines à laver industrielles, en utilisant de la pierre ponce extraite d’un volcan éteint de Turquie.
Et qu’en est-il du coton qui sert à fabriquer la toile ? Italdenim compte plusieurs sources d’approvisionnement, la principale étant le Bénin, en Afrique de l’Ouest. Ainsi, après avoir parcouru plus de 4 000 kilomètres en direction du nord, vers Milan, ce coton refait le chemin inverse, plusieurs centaines de kilomètres vers Tunis, avant de repartir de nouveau vers le nord, pour se rendre en Angleterre.
Le Bénin est l’un des pays cultivateurs d’Afrique de l’Ouest. En raison de la corruption et de la mauvaise gestion, les cultivateurs sont pour la plupart restés aussi pauvres qu’il y a cent ans, lorsque les Français ont introduit cette culture dans la région. Et là où les techniques modernes parviennent au compte-gouttes, sous la forme d’insecticides et d’engrais, les gens meurent. Durant la saison du coton de l’année dernière, une centaine de personnes sont mortes des suites d’un empoisonnement à l’endosulfine, un pesticide déversé, comme d’autres produits chimiques dangereux, sur les cultivateurs de coton d’Afrique de l’Ouest, alors que des pays riches l’ont interdit. Calliope, le fabricant français, fait valoir que l’usage de l’endosulfine est largement répandu en Australie. Mais, dans ce pays, le coton se cultive sur de vastes plaines, loin des cultures alimentaires, alors que les plantations béninoises sont d’une tout autre dimension.
Sur les 3 hectares appartenant à Nestor Zinkponon, au village de Saklo Agoume, dans le centre du Bénin, Atingounon Désiré Souo, 45 ans, creuse des sillons à la binette en pleine chaleur. Cassé en deux, il avance centimètre par centimètre dans le champ, entassant la terre sur le côté pour dégager une tranchée peu profonde. Il est entièrement recouvert d’une terre rouge sablonneuse, excepté là où ruisselle la sueur. Souo est lui-même propriétaire de deux hectares, mais la terre s’est tellement appauvrie par des dizaines d’années de culture du coton qu’elle ne lui permet plus de nourrir ses trois fils. Il va au champ avant l’aube, ramassant des bouchons de graines de coton pour fertiliser la terre. Au lever du jour, il va travailler pour Nestor Zinkponon afin de pouvoir continuer à envoyer ses garçons à l’école, dans la petite ville voisine de Bohicon. “Je voudrais qu’ils deviennent des hommes importants, pas des paysans”, lance-t-il.
Aux moments les plus chargés de la saison, lors des semailles et de la cueillette, 48 personnes travaillent dans ces champs pour 6 FF par jour. Ces dépenses mettent Nestor Zinkponon à la merci de la moindre mauvaise récolte. L’année dernière, les pluies du début de saison ne sont pas tombées, et l’engrais fraîchement épandu a été emporté par les vents. En conséquence, il a réalisé à peine 150 FF de bénéfices sur une tonne et demie de coton – de quoi s’acheter une jambe d’un Lee Cooper LC10. Le seul moyen de gagner de l’argent est de disposer d’une abondante main-d’œuvre familiale gratuite, se lamente M. Zinkponon, qui n’a qu’un seul fils malgré ses deux épouses. “Certains cultivateurs, dit-il, prennent six ou huit femmes.” Selon le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), les régions de culture du coton au nord et au centre du pays sont les seules du Bénin qui ne connaissent pas un trafic d’enfants vers des pays voisins plus riches. Elles enregistrent également les taux d’abandon des études scolaires les plus élevés au Bénin. On a besoin de tous les enfants dans les champs.
La Société nationale pour la promotion agricole, qui se charge de la commercialisation du coton béninois, est conçue pour voler le petit producteur, accuse Nestor Zinkponon. Les fonctionnaires corrompus gardent systématiquement pour eux les versements des petits cultivateurs. “Et, quand on n’arrive plus à payer les engrais qu’on utilise, ils saisissent nos terres ou ce qu’on a, notre bicyclette par exemple”, gémit-il. Mais, à Tunis, le coton béninois n’est pas le seul qui entre dans la fabrication de nos jeans. Il y a aussi celui de Corée du Sud ou du Pakistan, filé et traité par la chaleur dans ce dernier pays. Il y a aussi le coton qui enrobe certains fils de polyester et dont l’histoire mérite elle aussi d’être racontée.
La société Viyella fabrique ces fils, et s’ils se ressemblent tous pour des gens comme vous et moi – mis à part leur couleur orange, blanche ou bleue –, ils diffèrent en réalité par l’épaisseur, la solidité, la partie du travail à laquelle ils sont destinés. Ils sont produits à Lisnaskea, en Irlande du Nord, mais aussi en Hongrie et en Turquie. Ils sont teints en Espagne et mis en bobine à Tunis, avant d’être expédiés à Ras Jebel. L’entreprise achète la fibre polyester, qui donne au fil sa solidité, au Japon, où on la fabrique avec des produits pétroliers. Tout comme la bande en polyester de la fermeture Eclair qui, par une pure coïncidence, est produite en France par une autre firme japonaise, YKK. Le laiton des dents de la fermeture provient également du Japon. Le laiton est un alliage composé principalement de cuivre avec un peu de zinc. Les rivets et une partie des boutons sont aussi en laiton. Ils sont fournis par Prym, une entreprise allemande qui produit son propre laiton avec du zinc et du cuivre importés d’Australie et de Namibie.
On retourne donc en Afrique, plus précisément en Afrique australe, où le centre de l’industrie namibienne du cuivre se trouve à Tsumeb, dans le nord du pays. Là, la mine et le haut-fourneau viennent de rouvrir après une fermeture de deux ans qui avait fait suite à une grève. La ville a poussé un soupir de soulagement au retour de sa principale industrie. Mais il y a un hic, si l’on en croit Derek Sherratt, un animateur social anglais qui, après avoir travaillé deux ans en Namibie comme apiculteur, a gardé une maison à Tsumeb, où il se rend régulièrement avec sa femme namibienne, Saima. La ville tirerait un bien meilleur parti de ses richesses minières si elle pouvait fabriquer des objets avec le métal, comme des bibelots pour les touristes, au lieu de l’exporter sous forme de “cuivre ampoulé”, selon Sherratt.
Et puis il y a la controverse sur la qualité de l’air. Derek Sherratt a transmis ses compétences en apiculture à une famille de la région pendant son séjour en Namibie, mais les abeilles mouraient. Cependant, une fois la mine fermée, la municipalité avait du mal à les contrôler. Elles construisaient leurs nids en haut des lampadaires, rendant périlleux chaque changement d’ampoule. “On dirait que la pollution créée par la mine les a rendues folles. Il y a des polluants aussi puissants que l’arsenic”, explique-t-il. Il n’a pas vérifié la santé des abeilles depuis la réouverture de la mine, mais, d’ores et déjà, on s’inquiète des effets de la pollution sur la population humaine. Des personnes ayant travaillé dans la mine avant sa fermeture envisagent de poursuivre en justice l’ancien propriétaire pour de graves troubles pulmonaires, selon le journal The Namibian. Malgré tout, Tsumeb est ravie de voir sa mine rouvrir. “C’est un sujet délicat parce que c’est facile quand on vit au Royaume-Uni de se préoccuper de l’environnement. Mais, quand des centaines de personnes sont sans travail, et donc sans aucune ressource, s’inquiéter pour l’environnement semble un luxe”, reconnaît M. Sherratt.
A Ipswich, il est 17 h 30, et le magasin Cromwell’s Madhouse ferme ses portes pour la nuit, le bruit des grilles métalliques grises résonnant dans le centre commercial à mesure qu’une à une elles retombent brutalement sur le plancher. A l’intérieur, au milieu de la boutique, sous une pancarte proclamant “Grandes marques pour 19,95 livres”, le point anglais d’Ejallah, les poches de Fasedj, peut-être même un peu du coton de Nestor Zinkponon, attendent en silence la fin du voyage.